Le Grand collisionneur de hadrons (LHC) est connu pour la traque et la découverte du boson de Higgs, mais les scientifiques ont également mis à profit les dix années de fonctionnement de la machine et ses collisions de protons à une énergie inédite dans un accélérateur de particules, pour essayer de trouver une chose tout aussi remarquable : la particule hypothétique constituant une forme invisible de matière appelée matière noire. Sans cette matière noire, cinq fois plus abondante que la matière ordinaire, l'Univers ne serait pas tel que nous le connaissons. La recherche de particules de matière noire, au LHC ou auprès d'expériences hors collisionneur, est jusqu'ici restée infructueuse, mais l’ingéniosité déployée par les scientifiques au LHC pour les débusquer leur a permis de mieux circonscrire les régions où elles pourraient se cacher ; c’est là une étape indispensable sur le chemin d'une découverte.

« Avant le LHC, l’espace des possibles pour les particules de matière noire était bien plus étendu que maintenant, explique Tim Tait, théoricien spécialiste de la matière noire de l'Université de Californie, à Irvine, et coresponsable du groupe de travail sur la matière noire au LHC. »

« Le LHC a vraiment exploré de nouveaux territoires pour la recherche de particules de matière noire sous forme de particules massives interagissant faiblement, en couvrant tout un spectre de signaux possibles signant, selon la théorie, soit la production de matière noire, soit la production de particules porteuses des interactions entre la matière noire et la matière ordinaire. Tous les résultats observés sont compatibles avec les modèles n'incluant pas la matière noire, et nous renseignent sur les types de particules qui ne peuvent plus être envisagées comme une manifestation de la matière noire. Les résultats ont amené les expérimentateurs à imaginer de nouvelles manières de chercher la matière noire, mais aussi incité les théoriciens à repenser les théories actuelles sur la nature de la matière noire, et, dans certains cas, à en proposer de nouvelles. »

Simulation of the dark-matter distribution in the universe
Simulation de la distribution de la matière noire dans l'Univers. (V. Springel et al. 2005)

La faire, la voir se défaire ou chercher ses secousses

Pour chercher la matière noire, les scientifiques ont trois stratégies possibles : la faire, la voir se défaire, ou chercher ses secousses. Le LHC essaye de faire de la matière noire en faisant entrer en collision des faisceaux de protons. Certaines expériences utilisent des télescopes situés dans l'espace ou au sol pour observer des signes indirects de particules de matière noire qui entrent en collision et se désintègrent dans l'espace. D'autres expériences enfin traquent ces particules insaisissables par une méthode plus directe en cherchant, dans des détecteurs souterrains, les traces des « secousses » qu'elles donnent aux noyaux atomiques lorsqu'elles les percutent.

L'approche consistant à « faire » de la matière noire est complémentaire des deux autres. Ainsi, si le LHC devait détecter une éventuelle particule de matière noire, cela devra être confirmé par d'autres expériences avant de pouvoir dire qu'il s'agit effectivement d'une particule de matière noire. A contrario, si des expériences détectent directement ou indirectement le signal d'une interaction avec une particule de matière noire, des expériences auprès du LHC pourraient être conçues pour étudier avec précision cette interaction.

Traquer le signal d'une impulsion manquante et les bosses

Proton Collisions,Event Displays,Physics,ATLAS
Un événement dans le détecteur ATLAS présentant une impulsion transversale manquante. L'impulsion transversale de 265 GeV d'un photon (trait jaune) est compensée par une impulsion transversale manquante de 268 GeV (trait rouge en pointillé de l'autre côté du détecteur). (Image: ATLAS/CERN)

Comment chercher des indices de la production de matière noire dans les collisions de protons au LHC ? La principale signature de la présence d'une particule de matière noire dans de telles collisions est ce que l'on appelle l'impulsion transversale manquante. Pour rechercher cette signature, les scientifiques additionnent les impulsions des particules que les détecteurs du LHC sont capables de voir, plus précisément les impulsions perpendiculaires aux faisceaux de protons entrant en collision, en vue de repérer l'impulsion manquante par rapport à la valeur totale de l'impulsion avant la collision. Cette dernière doit être égale à zéro car les protons se déplacent selon la direction du faisceau avant d'entrer en collision. Si la valeur totale de l'impulsion après la collision n'est pas nulle, l'impulsion manquante qu’on peut calculer pourrait correspondre à une particule de matière noire non détectée.

L'impulsion manquante est à la base de deux principales catégories de recherches au LHC. La première découle des modèles dits complets de nouvelle physique, comme les modèles relevant de la supersymétrie (SUSY). Dans ces modèles, les particules connues du Modèle standard de la physique des particules ont un partenaire supersymétrique dont le spin (propriété quantique) diffère d'une demi-unité. De plus, dans de nombreux modèles de la supersymétrie, la particule supersymétrique la plus légère est une particule massive interagissant faiblement (weakly interacting massive particle - WIMP). Les WIMP sont l'une des particules candidates les plus intéressantes pour les particules de matière noire car elles pourraient expliquer l'abondance de matière noire dans le cosmos. Les recherches axées sur les WIMP supersymétriques cherchent l'impulsion manquante d'une paire de particules de matière noire et un jet de particules et/ou des particules appelées leptons.

Une autre catégorie de recherches traquant l'impulsion manquante comme signature découle des modèles simplifiés qui incluent une particule de matière noire de type WIMP et une particule médiatrice qui interagirait avec les particules ordinaires connues. Cette particule médiatrice peut être soit une particule connue, comme le boson Z ou le boson de Higgs, soit une particule inconnue. Ces dernières années, ces modèles ont gagné en popularité car ils sont très simples tout en restant généraux (les modèles complets étant eux spécifiques et ayant donc une portée moindre), et ils peuvent servir de référence pour comparer les résultats des expériences LHC avec ceux des expériences sur la matière noire menées hors collisionneur. Outre l'impulsion manquante d'une paire de particules de matière noire, cette deuxième catégorie de recherches vise au moins un objet hautement énergétique tel qu’un jet de particules ou un photon.

Dans le cas des modèles simplifiés, il est possible, au lieu de chercher l'impulsion manquante, de chercher non pas la particule de matière noire, mais la particule médiatrice via sa transformation (ou « désintégration ») en particules ordinaires. On recherche alors dans les données issues des collisions une « bosse » dans la courbe qui représente les événements, par exemple une bosse dans la distribution des masses d'événements à deux jets ou deux leptons.

Mieux circonscrire le territoire des WIMP

Quels résultats les expériences LHC ont-elles obtenu dans leur quête des WIMP ? Pour faire court, aucun signe de WIMP de matière noire. Plus précisément, elles ont exclu de grands pans du territoire théorique des WIMP et fixé des limites solides aux valeurs possibles de certaines propriétés de la particule de matière noire comme de la particule médiatrice, comme leur masse et leur force d'interaction avec d'autres particules. Caterina Doglioni, membre de la collaboration ATLAS, résume ainsi ces résultats: « Nous avons mené à bien un grand nombre de recherches spécifiques de particules invisibles et de particules visibles intervenant dans des processus mettant en jeu la matière noire, et nous avons interprété les résultats, ce qui a donné lieu à de nombreux scénarios supposant de la matière noire constituée de particules WIMP, allant de modèles simplifiés à des modèles de type SUSY. Ce travail a été possible grâce à la collaboration entre expérimentateurs et théoriciens via des plateformes de discussion comme le groupe de travail sur la matière noire, qui réunit des théoriciens et des représentants des collaborations ATLAS, CMS et LHCb. Replacer les résultats obtenus au LHC dans le contexte de la recherche globale de particules WIMP, par détection directe et indirecte, a également été au centre des préoccupations de la communauté de la matière noire, qui continue à débattre des moyens d’exploiter au mieux les synergies entre différentes expériences qui poursuivent le même objectif scientifique - trouver la matière noire. »

Citant en particulier l'exemple d'un résultat obtenu avec les données de l’expérience ATLAS, Priscilla Pani, coresponsable du groupe de travail sur la matière noire à ATLAS, raconte comment la collaboration a récemment passé au crible l'ensemble des données collectées de 2015 à 2018, lors de la deuxième période d'exploitation du LHC, pour trouver des événements qui pourraient constituer une désintégration du boson de Higgs en particules de matière noire. « Nous n'avons trouvé aucune trace d'une telle désintégration, mais nous avons pu fixer la limite la plus solide à ce jour quant à la probabilité de l’événement », explique-t-elle.

Phil Harris, coresponsable du groupe de travail sur la matière noire à CMS, évoque la recherche d'une particule médiatrice de la matière noire se désintégrant en deux jets, citant l’exemple d’une recherche récente à CMS basée sur les données collectées lors de la deuxième période d'exploitation.

« La recherche de ces événements dits à deux jets est très prometteuse car elle sonde une large gamme de masses et de forces d'interaction », explique Harris.

Xabier Cid Vidal, coresponsable du groupe de travail sur la matière noire à LHCb, explique comment les données sur la désintégration du méson Bs collectées pendant la première et la deuxième période d'exploitation ont permis à la collaboration LHCb de fixer une limite solide aux modèles supersymétriques incluant des WIMP. « La désintégration du méson Bs en deux muons est très sensible aux particules supersymétriques comme les WIMP supersymétriques car la fréquence avec laquelle la désintégration a lieu peut s’écarter fortement des prédictions du Modèle standard si des particules supersymétriques participent au processus. Et ce alors même que leur masse serait trop élevée pour pouvoir être détectée directement au LHC », précise-t-il.

Regarder plus loin

« Il a y dix ans, les expériences (au LHC et ailleurs) recherchaient des particules de matière noire dans un intervalle compris entre la masse du proton (1 GeV) et quelques TeV. En d'autres termes, elles cherchaient des particules WIMP classiques, telles que celles prédites par la supersymétrie. Dix ans plus tard, les expériences sur la matière noire cherchent désormais des particules de type WIMP avec des masses aussi basses que 1 MeV ou aussi élevées que 100 TeV », indique Tim Tait. « L'absence de résultat, notamment au LHC, a conduit à élaborer de nombreuses autres théories sur la nature de la matière noire, allant de la matière noire floue, faite de particules ayant des masses aussi basses que 10−22 eV jusqu'aux trous noirs primordiaux dont la masse équivaudrait à celle de plusieurs soleils. La communauté de la matière noire a donc commencé à élargir ses horizons pour étudier un éventail plus vaste de possibilités. »

Diagram showing the possible explanations for the nature of dark matter
Explications possibles de la nature de la matière noire. The possible explanations for the nature of dark matter. (Image: G. Bertone and T. M. P. Tait)

Avec leur collisionneur, les scientifiques du LHC ont commencé à se pencher sur ces nouvelles possibilités. Ils ont ainsi commencé à étudier l'hypothèse selon laquelle la matière noire ferait partie d'un secteur noir plus grand comprenant plusieurs types différents de particules de matière noire. Ces particules du secteur noir pourraient comprendre un équivalent du photon, le photon noir, qui interagirait avec les autres particules du secteur noir ainsi qu'avec les particules connues, et des particules à longue durée de vie, également prédites par les modèles supersymétriques.

« Les scénarios du secteur noir fournissent un nouvel ensemble de signatures expérimentales, et cela constitue un nouveau terrain de jeu pour les physiciens, explique Caterina Doglioni. »

« Nous développons à présent les méthodes expérimentales que nous connaissons bien de manière à pouvoir capturer des indices rares et inhabituels dans des bruits de fond importants. De plus, un grand nombre d'expériences actuelles et futures ciblent également le secteur noir et les particules interagissant plus faiblement que les WIMP. Certaines de ces expériences, comme l'expérience FASER approuvée récemment, mettent en commun leurs connaissances, leurs technologies et même leur complexe d’accélérateurs avec les grandes expériences LHC, et compléteront la portée des recherches de matière noire hors WIMP au LHC, à l'image de l'initiative sur la Physique au-delà des collisionneurs. »

Enfin, les scientifiques du LHC travaillent toujours sur les données de la deuxième période d'exploitation. Il est à noter d’ailleurs que les données collectées à ce jour, lors de la première et de la deuxième période d'exploitation, ne représentent que 5 % environ du total des données qui seront enregistrées par les expériences. Dès lors, et compte tenu de l’énorme somme de connaissances acquises après les nombreuses analyses réalisées au LHC à ce jour, il n’est pas interdit d’espérer que le LHC parviendra à découvrir une particule de matière noire dans les dix prochaines années. « Le fait que nous ne l'ayons pas encore trouvé, et la possibilité que nous la trouvions dans un avenir pas si lointain, c’est cela qui me motive, nous dit Phil Harris. Ces dix dernières années nous ont montré que la matière noire pourrait être différente de ce que nous avions pensé initialement, mais cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas la trouver », estime Xabier Cid Vidal.

« Nous ne négligerons aucune piste, et peu importe le temps que cela prendra et la masse de travail que cela demandera », conclut Priscilla Pani.

 

Pour en savoir plus :
A new era in the search for dark matter
Searching for Dark Matter with the ATLAS detector

Hero header image: NASA, ESA, H.Teplitz and M.Rafelski (IPAC/Caltech), 
A. Koekemoer (STScI), R. Windhorst (ASU), Z. Levay (STScI)


Ne manquez pas les prochains article de notre série, pour en savoir plus sur le Modèle standard, sur l’Univers primordial, et sur d’autres sujets de physique.