Jacques Séguinot, un grand physicien des détecteurs et l'un des pères fondateurs de la technique du détecteur Tchérenkov à focalisation annulaire (RICH), est décédé le 12 octobre 2020.
Jacques est né en 1932 dans un petit village de Vendée. Après un baccalauréat en mathématiques et en technologie, il étudie le génie électromécanique à l'Université de Caen ; il obtient son doctorat en sciences physiques en 1954. Cette base solide en ingénierie est manifeste dans chacun des plans qu'il dessine et dans chacun des dispositifs d'expérimentation qu'il construit tout au long de sa longue carrière. Jacques suit un parcours classique dans le système français d'enseignement supérieur, de stagiaire de recherche en 1954 à directeur de recherche en 1981, un titre qu'il conserve jusqu'à sa retraite officielle en 1990.
Ses premiers travaux le conduisent vers des sommets enneigés. Il passe en effet plusieurs mois au laboratoire français des rayons cosmiques au Col du Midi (3 500 m), non loin du Mont Blanc. La montée en benne de service prévue pour le transport du matériel a dû être impressionnante ! À partir de 1960, il travaille sur des expériences avec les accélérateurs, d'abord à Saturne (CEA Saclay), et à compter de 1964, auprès du synchrotron à protons du CERN, pour étudier les interactions fortes avec des faisceaux de pions et de kaons. À la fin des années 1960, alors qu'il travaille sur l'une de ces expériences, Jacques rencontre Tom Ypsilantis, avec lequel il ne tarde pas à établir une étroite collaboration, qui se révélera longue et fructueuse.
Dans un article fondateur de 1977, corédigé par Tom Ypsilantis, Jacques jette les bases d'une technologie innovante d'identification des particules, connue par la suite sous l'acronyme RICH (Ring Imaging Cherenkov Counter – compteur Tchérenkov à focalisation annulaire), ou CRID (Cherenkov Ring Imaging Detector – détecteur Tchérenkov à focalisation annulaire) de l'autre côté de l'océan. L'idée principale était d''utiliser les chambres proportionnelles multifils récemment inventées, remplies d'un gaz photosensible, pour détecter et localiser des photons UV émis dans un milieu rayonnant par des particules chargées rapides, ainsi qu'un dispositif optique approprié pour former un anneau dont le rayon dépendait de l'impulsion de la particule. Cette méthode, combinée à l'analyse magnétique, permet d'identifier la masse de la particule dans une large gamme d'énergies. Séguinot et Ypsilantis développent plus tard des algorithmes pour évaluer et optimiser la résolution en impulsion des détecteurs, et pour étudier les caractéristiques de radiateurs conçus pour prendre en compte diverses gammes d’impulsions.
Leur travail suscite un énorme intérêt, car il promet de couvrir une plage d'impulsions qu'aucune autre technologie n'avait jusque-là réussi à exploiter. Le détecteur devait à l'origine couvrir la plus grande partie de l'angle solide autour de la cible ou des intersections des faisceaux qui entrent en collision ; cela était particulièrement intéressant pour les expériences portant sur les accélérateurs récemment mis en service, notamment le LEP du CERN, le SLD du SLAC, et d'autres encore. Les premiers dispositifs RICH ont en fait été déployés avec succès pour des expériences à cible fixe : le spectromètre magnétique OMEGA du CERN et l'expérience E605 de Fermilab. Le détecteur RICH de DELPHI, auprès du collisionneur électron-positon (LEP) du CERN, avec une couverture angulaire de près de 4π, ressemble au modèle original, qui doit beaucoup à Jacques, tout comme sa réalisation.
Au vu de l'intérêt croissant pour les usines à mésons, Jacques et Tom travaillent sur des détecteurs RICH plus rapides, avec une longueur de photoconversion plus courte, et bientôt aussi sur des photoconvertisseurs à base de CsI solide. Ce travail fondamental de recherche et développement a débouché sur des applications dans le détecteur CLEO RICH (de l'anneau de stockage CESR), ainsi que dans les détecteurs RICH à base de CsI d'ALICE, de COMPASS et d'autres expériences. Un nouveau programme de recherche et développement très ambitieux est lancé au milieu des années 1990, visant à développer des photodétecteurs hautement segmentés sensibles à la lumière visible, appelés photodétecteurs hybrides (HPD). Leur modèle a été optimisé pour être utilisé dans deux détecteurs RICH du LHCb. Même si le modèle HPD de Jacques n'a finalement pas été retenu pour le LHCb, les résultats atteints ont impressionné et inspiré de nombreux groupes de détecteurs dans le monde entier. Jacques, qui perçoit également le potentiel des photodétecteurs segmentés pour l'imagerie médicale, propose un modèle innovant pour un appareil de tomographie par émission de positons (TEP), dans lequel les matrices de longs cristaux à scintillation sont lues des deux côtés par des photodétecteurs hybrides. Entre-temps étaient apparus les photodétecteurs SiPM, qui présentaient un certain nombre d'avantages pratiques par rapport aux HPD. Dans le cadre de la collaboration AX-PET, Jacques et plusieurs autres physiciens et ingénieurs ont construit un appareil de tomographie axiale par émission de positons reposant sur des photodétecteurs SiPM, pleinement opérationnel.
Avec la disparition de Jacques Séguinot, la communauté de la physique des hautes énergies perd un remarquable physicien des détecteurs doté d'un extraordinaire don d’ingénieur. Ses idées révolutionnaires lui survivent, y compris dans les détecteurs les plus récents, comme celui de l'expérience BELLE-II au Japon. Mais nous nous souviendrons également toujours de sa personnalité chaleureuse, de sa patience, et de sa courtoisie.
Christian Joram et Fabio Sauli