Genève, le 17 juin 1994. Le 24 juin 1994, les délégués représentant les 19 Etats européens membres du CERN1 décideront s'il convient d'approuver la construction du grand collisionneur de hadrons (LHC), un gigantesque instrument scientifique grâce auquel la recherche en physique des particules sera projetée dans le XXIe siècle.
Le LHC, un accélérateur de particules constitué de plus d'un millier d'aimants supraconducteurs ayant chacun 13 mètres long, sera installé dans le tunnel circulaire existant de 27 kilomètres qui avait été réalisé au CERN pour le collisionneur électron-positon LEP. Ces puissants aimants permettront de maintenir sur une orbite stable les faisceaux de protons circulant en sens opposés autour de l'anneau, tandis que des cavités accélératrices supraconductrices porteront ces particules à des vitesses voisines de celle de la lumière et à des énergies jamais atteintes jusqu'à présent dans des accélérateurs. Lorsque ces faisceaux de protons entreront en collision au niveau de points de croisement fixes, leur énergie cinétique totale (14 téraélectronvolts, ou TeV) produira une minuscule et intense 'boule de feu' donnant naissance à plusieurs centaines de particules nouvelles. Ces brèves bouffées d'énergie permettront de "sonder" les interactions entre les quarks, ces infimes constituants dissimulés au plus profond des protons en collision, et de révéler ainsi comment la Nature opère aux échelons les plus fondamentaux.
Au cours des deux dernières décennies, les physiciens ont construit non sans mal un tableau cohérent du monde subnucléaire, tableau connu sous le nom de 'modèle standard'. Celui-ci s'est trouvé jusqu'ici confirmé par tous les résultats expérimentaux. Il comporte toutefois un trop grand nombre de quantités inconnues pour qu'on puisse le considérer comme la théorie ultime. Le LHC présente un énorme potentiel de découverte, car il pénétrera dans un domaine d'énergie totalement inexploré, où les physiciens sont convaincus qu'une nouvelle physique au-delà du modèle standard devrait se manifester.
La plus grande énigme qui se pose aujourd'hui aux physiciens des particules est celle de la masse: la notion de masse peut certes apparaître à ce point fondamentale que sa remise en cause soit impossible, mais les physiciens ont posé, sur sa nature, un grand nombre de questions déroutantes auxquelles le modèle standard n'a pas de réponse. Par exemple, à la différence des éléments chimiques, les particules fondamentales de la physique ne montrent aucune régularité en ce qui concerne leurs masses. Le lepton tau est environ 17 fois plus lourd que le muon et 3491 fois plus que l'électron. Des rapports tout aussi mystérieux existent entre les quarks, et quant aux neutrinos il se pourrait même qu'ils soient dépourvus de masse. Le modèle standard est incapable d'expliquer ces masses, et l'une des grandes taches des physiciens des particules consiste à découvrir l'origine de la masse. Existe-t-il une raison intrinsèque pour que les quarks et les leptons possèdent les masses qu'on leur connaît? Pourquoi ces dernières sont-elles si différentes et pourquoi certaines particules ont-elles une masse et d'autres non?
La 'réponse' actuelle à ces questions est fournie par le subtil 'mécanisme de Higgs' qui suggère que les particules acquièrent une masse en interagissant avec un champ de force, le champ de Higgs, qui est présent partout. La découverte d'une ou plusieurs particules correspondantes, le ou les bosons de Higgs, constituerait la preuve de l'existence de ce champ. On n'a jamais observé de signe indiquant la présence de particules de Higgs, mais des calculs fondés sur le modèle standard suggèrent que quelque chose doit nécessairement apparaître lorsque les énergies des quarks atteignent environ 1000 GeV (1 téraélectronvolt, ou TeV). Or c'est exactement ce domaine d'énergie que le LHC a reçu pour mission d'explorer et, quelle que soit la nature du mécanisme de Higgs, le LHC la révélera certainement, ouvrant ainsi une ère entièrement nouvelle dans notre connaissance de la Nature. La solution au mystère de la masse n'est pas la seule découverte à la portée du LHC. La question qui est peut-être la plus dramatique est celle qui a été posée par les cosmologistes et non par les physiciens des particules: "que contient l'espace?" Les observations astronomiques montrent qu'il existe davantage de matière qu'on n'en a décelé jusqu'à présent. Les objets brillants comme la Terre, toutes les planètes et toutes les étoiles ne constituent ensemble que le dixième de la matière qui existe. Les neuf dixièmes restants sont appelés "matière obscure" par les spécialistes. Une explication envisagée pour cette matière obscure serait l'existence de particules stables non encore découvertes, et les plus récents résultats obtenus avec le LEP suggèrent qu'une nouvelle famille de particules pourrait précisément exister à l'énergie qui sera explorée par le LHC. La découverte de ces nouvelles particules 'supersymétriques' pourrait expliquer de quoi est constituée la grande majorité de notre Univers.
Une autre question fondamentale posée par les cosmologistes est celle de savoir pourquoi la matière existe dans l'Univers. A l'époque du Big Bang, la matière et l'antimatière auraient dû être produites en quantités identiques. L'Univers aurait d? alors avoir une vie très brève, puisque ces deux différentes sortes de particules s'annihilent mutuellement. Or l'Univers a survécu avec une prédominance de la matière. Dans les années soixante, le théoricien russe Andréi Sakharov avait formulé une explication à la prédominance de la matière sur l'antimatière qui se fondait sur une légère asymétrie dans le comportement des particules de matière et d'antimatière. En 1973, des théoriciens japonais ont montré qu'un Univers constitué de trois familles de particules (quarks et leptons) pourrait satisfaire aux conditions posées par Sakharov. La confirmation ultérieure, au CERN, de l'existence de trois familles de particules de matière exactement suggère que cette théorie pourrait être l'approche correcte pour une explication de l'état actuel de l'Univers. Il reste encore énormément à faire pour l'étude de cette question, et le LHC sera l'instrument idéal pour permettre aux physiciens d'examiner cette asymétrie de la matière et de l'antimatière par des études détaillées du comportement du quark connu sous le nom de quark de beauté.
Dans le monde des accélérateurs de particules, le LHC joue pour ainsi dire le r?le du 'couteau de l'armée suisse'. Sa souplesse permet de l'affecter à plusieurs tâches différentes, tout d'abord parce qu'il occupera le même site que d'autres collisionneurs et sources de particules du CERN. Des ions lourds accélérés tels que des noyaux de plomb pourraient être produits dans le complexe d'accélérateurs du CERN et injectés dans le LHC. Des collisions entre ces morceaux de matière produiront de très grandes concentrations d'énergie et permettront ainsi d'étudier le 'plasma quark-gluon', un état de la matière qui a peut-être existé peu de temps après le Big Bang et dans le noyau d'étoiles effondrées. Une autre 'retombée' pourrait consister à associer le LHC et le LEP (qui partageront le même tunnel) pour produire des collisions électron-proton d'une énergie d'environ 1,5 TeV.
Le LHC du CERN est la supermachine du XXIe siècle. La décision que prendra le Conseil du CERN le 24 juin est attendue avec impatience, car elle lancera la prochaine phase de notre quête des mécanismes de l'Univers qui nous entoure.
1. Le CERN, Laboratoire européen pour la physique des particules, a son siège à Genève. Ses Etats membres sont les suivants: Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Italie, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, la République slovaque, la République tchèque, Royaume-Uni, Suède et Suisse. La Fédération de Russie, Israël, la Turquie, la Yougoslavie (le statut d'observateur est suspendu après l'embargo de l'ONU, juin 1992), la Commission des Communautés européennes et l'UNESCO ont le statut d'observateur.