3D dipole integration panoramic poster
3D dipole integration showing several parts with an interconnection open. Integration 3D du dipole et interconnection ouverte. (Image: CERN)

 

En 1975, trois théoriciens du CERN, John Ellis, Mary K. Gaillard et Dimitri Nanopoulos, entreprennent la première étude complète de la phénoménologie du boson de Higgs dans un collisionneur. Près de 40 ans plus tard, la particule est observée au LHC. Aujourd'hui, dix ans après, pouvons-nous prévoir à un horizon de plusieurs décennies les voies diverses que pourraient emprunter les futures recherches sur le boson de Higgs ?

Le 4 juillet 2022, alors que je savourais les magnifiques exposés présentés dans le cadre du colloque Higgs@10, j'ai remarqué une expression qui revenait sans cesse : « du type Modèle standard » (c'est-à-dire « compatible avec les prédictions du Modèle standard »). Cela m'a interpellé. Vraiment ? Est-ce bien sûr ? La question de savoir si le boson de Higgs est du type Modèle standard est une question déterminante pour l'avenir de la recherche expérimentale sur cette particule.

Nous pouvons trouver une réponse par la voie de la théorie effective, qui est une manifestation mathématique de la notion selon laquelle la façon la plus efficace de décrire un objet dépend de l'échelle de longueur depuis laquelle vous l'observez. Pour les astronautes, la Terre peut être décrite de façon très fonctionnelle comme une sphère lisse. Pour un étudiant d'été qui gravit le Reculet, cette description est moins fonctionnelle. Il en va ainsi du monde quantique. À grande distance, un atome apparaît de façon effective comme une particule ponctuelle ayant quelques interactions multipolaires résiduelles avec des photons. Si on se rapproche, à une distance qui est celle des électrons, cette description ne tient plus la route.

Il en va de même pour le boson de Higgs. Quels que soient les phénomènes en jeu à l'intérieur, la particule, à des énergies assez proches de m_H, peut être décrite de façon effective comme une particule ponctuelle assortie d'une poignée d'« opérateurs » supplémentaires, qui sont essentiellement de nouvelles interactions ne figurant pas dans le Modèle standard (vous ne les verrez donc pas sur la tasse ou le T-shirt que vous avez achetés à la boutique du CERN) mais faisant intervenir des particules du Modèle standard. À l'œil nu, l'astronaute peut être en mesure de distinguer certains motifs et de deviner qu'il s'agit de reliefs, mais il ne pourra pas estimer le dénivelé. De même, les opérateurs associés à un boson de Higgs non inclus dans le Modèle standard peuvent exprimer les effets résiduels à longue distance des mécanismes intérieurs du boson de Higgs, mais pas révéler ces mécanismes dans toute leur splendeur. Si tous ces opérateurs supplémentaires disparaissent, le boson de Higgs est dit « du type Modèle standard ». Considérons deux aspects particuliers à examiner pour voir dans quelle mesure le boson de Higgs est du type Modèle standard.

À quel point est-il « flou » ?

Est-il ponctuel jusqu'aux échelles les plus réduites, ou bien, comme le pion, est-il constitué d'autres particules, encore inconnues ? Dans ce dernier cas, comme pour les pions et leurs éléments constitutifs, les quarks et les gluons, une observation directe des constituants supposerait d'atteindre des énergies plus élevées. Une autre possibilité serait que le boson de Higgs soit ponctuel, mais qu'une étude approfondie révèle des indices montrant qu'il existe une constellation de nouvelles particules avec lesquelles il interagit. Pour information, l'opérateur qui peut exprimer ces propriétés s'écrit (∂μ|H|2)2. S'il disparaît, le boson de Higgs est entièrement ponctuel. Sinon, il est plus flou que prévu. Mais flou comment ? Les mesures du couplage du boson de Higgs au LHC montrent qu'il est effectivement ponctuel jusqu'à une échelle réduite d'un facteur trois par rapport à l'échelle électrofaible. Cela lui laisse pas mal de marge pour être flou ! Aussi flou qu'un pion. Et dans ce cas, certainement pas « du type Modèle standard » ! Nous devons faire mieux. Par des mesures de couplage ayant une beaucoup plus grande précision, de l'ordre de 0,2 %, une future usine à Higgs, telle que le FCC-ee, pourrait déterminer si cette particule est ponctuelle en descendant jusqu'à un niveau de 6 %.

Le boson de Higgs est-il capable de s'attirer lui-même (auto-attraction)?

Oui, d'après le Modèle standard. Qui dit nouvelles particules dit nouvelles forces, et, par conséquent, si le boson de Higgs interagit avec de nouvelles particules lourdes, celles-ci produiront une nouvelle force s'exerçant entre elles-mêmes et le boson de Higgs. L'opérateur qui, de façon effective, exprime cette propriété est |H|6 et il détermine la façon dont le champ de Higgs a donné leur masse aux particules au tout début de l'Univers. Et donc, cette auto-attraction du boson de Higgs est-elle « du type Modèle standard » ? Avec les contraintes expérimentales actuelles, nous savons que l'auto-attraction du boson de Higgs pourrait être plus élevée de 530 % par rapport à la valeur du Modèle standard (à ce niveau, ce n'est plus de l'amour, c'est de la rage) ou, aussi bien, être plus faible de 140 % (là, les sentiments sont plus tièdes). Dans les deux cas, il est très loin d'être du type Modèle standard. Pour savoir véritablement ce qu'il en est, nous devons affiner les mesures. Une installation future, telle que le FCC-hh, le CLIC, ou un collisionneur de muons, pourrait étudier l'auto-attraction à un niveau de précision bien meilleur, à savoir 5 %.

La patience est une vertu ; mais pas la confiance excessive

Il est bien trop tôt pour siffler la fin de la partie en ce qui concerne le boson de Higgs. Qui sait, nous pourrions même trouver quelque chose de complètement inattendu, qui ouvrirait une fenêtre sur un aspect obscur de l'Univers. Pour explorer véritablement la nature du boson de Higgs, comprendre si oui ou non il est du type Modèle standard, il faudra du temps, sans doute des décennies, et beaucoup d'efforts. Mais ce travail est possible et il est nécessaire. C'est la perspective qui s'étend devant les équipes travaillant à la recherche expérimentale sur le Higgs.

Cela étant, et ce n’est pas un secret, de nombreux théoriciens attendaient un boson de Higgs beaucoup moins « du type Modèle standard » que ce qui est apparu à ce jour. Après beaucoup de cogitations, un tranquille coup d'État théorique est en cours. Il y avait de bonnes raisons de s'attendre à quelque chose de différent : principalement le problème de la hiérarchie. Le problème n'est pas simplement d'ordre esthétique. Le Modèle standard ne marche plus aux plus hautes énergies, où il aboutit à des prédictions farfelues ; il ne peut donc être qu'une description, sous forme de théorie effective à longue distance, de quelque chose de plus fondamental. Si, comme c'était le cas pour les pions, la masse du boson de Higgs est déterminée par des paramètres plus fondamentaux, alors, il n'y a pas de mécanisme permettant, dans le Modèle standard, de le maintenir à une masse plus faible que l'échelle de masse des nouvelles particules. Et pourtant, les collisionneurs nous apprennent qu'il existe un écart entre la masse du boson de Higgs et celle de ces nouvelles particules. Par le passé, cet écart a motivé la découverte et le développement de nouveaux mécanismes permettant d'expliquer la faible masse du boson de Higgs, tels que la vénérable supersymétrie à petite échelle (toujours aux abonnés absents dans les résultats du LHC), qui suppose un boson de Higgs qui n'est pas de type Modèle standard.

Se rendant à l'évidence devant l'avalanche de graphiques d'exclusion, les spécialistes ont proposé, ces dernières années, ce qui pourrait bien constituer des avancées théoriques révolutionnaires. Le problème de la hiérarchie n'a pas disparu, les données non plus. Par conséquent, les autres hypothèses de base subrepticement insérées dans les vieilles théories, découlant souvent de principes fondés sur l'esthétique ou la symétrie, tels que la simplicité ou la minimalité, ont été fortement remises en question. C'est pourquoi il a fallu élaborer de nouvelles classes de théories, tentant avec intrépidité de traiter le problème de la hiérarchie tout en restant compatibles avec tous ces graphiques d'exclusion susceptibles de gâcher la fête. Ces théories sont multiples : simples ajustements conceptuels de structures existantes, abandon des principes d'esthétique, ou encore tentatives de lier la masse du Higgs aux origines de l'Univers, à la cosmologie, à la nature du Big Bang, ou bien, même, spéculations sur d'éventuels liens entre la masse du boson de Higgs et l'existence de la vie. Tout cela, nous allons l'explorer.

Ce n'est pas gagné

Aucune de ces théories n'est aussi exaltante que la supersymétrie, ou aussi sensationnelle que les dimensions supplémentaires, et les équipes qui travaillent à les développer avancent pas à pas ; il est peu probable qu'on les verra, à l'instar d'Archimède, s'écrier « eurêka! » devant le fruit de leurs travaux. De plus, selon le cas, ces théories ne sont pas assez radicales, ou bien elles sont trop radicales, ou bien elles ne plaisent pas. La perle rare n'a pas encore été trouvée. Et pourtant, je suis optimiste. Il est déjà arrivé par le passé que nous nous trouvions sur la bonne voie (grosso modo) mais que nous devions attendre un peu plus longtemps que prévu pour disposer des données expérimentales confirmant la théorie – je pense au quark top. Il est arrivé aussi que les idées avancées, bien que justes, aient été trop radicales pour être assimilées d'un coup – je pense à la mécanique quantique. Et, dans d'autres cas, les bonnes approches sont restées dans une relative obscurité pendant un temps beaucoup trop long, simplement parce que ce n'était pas la mode – je pense à la théorie quantique des champs. Regardez par exemple le nombre de citations des articles originaux de Brout-Englert, de Higgs, de Guralnik-Hagen-Kibble, ou l'article « A Model of Leptons » de Weinberg, alors que tous ces articles sont des textes fondateurs pour la physique du boson de Higgs. C'est très révélateur. Il n'y a pas de raison, aujourd'hui comme hier, que la compréhension des origines du boson de Higgs soit facilement accessible, mais l'histoire nous enseigne qu'explorer sans relâche et sans réticence la nature amène souvent la plus grande des récompenses : la connaissance.

Où cela va-t-il nous mener dans les années à venir ?

Aurons-nous assez de ténacité pour construire l'accélérateur, les détecteurs et la communauté nécessaires pour mesurer l'auto-attraction du boson de Higgs ou connaître le degré de flou du boson de Higgs ? Des cerveaux vaillants arriveront-ils à déverrouiller les barrières théoriques qui nous empêchent d'accéder à la théorie fondamentale au-delà du Modèle standard ? Les phénoménologues du futur vont-ils jeter les premières bases de la découverte de cette théorie ?

Comme le disait Dennis Gabor, inventeur de l'holographie : « On ne peut pas prédire le futur, mais on peut inventer des futurs ».
Nous y travaillons.