Le Grand collisionneur de hadrons (LHC) du CERN fait généralement entrer en collision des protons. Ce sont ces collisions proton-proton qui ont conduit à la découverte du boson de Higgs en 2012. Mais le plus grand accélérateur de particules du monde a également été conçu pour faire entrer en collision des ions lourds, principalement des noyaux d’atomes de plomb. C’est pourquoi il y a chaque année une campagne de collisions d’ions lourds, pour deux bonnes raisons : tout d’abord, les collisions d’ions lourds au LHC recréent, dans des conditions de laboratoire, le plasma de quarks et de gluons qui aurait existé juste après le Big Bang ; en outre, les collisions peuvent servir à mettre à l’épreuve et à étudier, à des températures et à des densités en les plus élevées jamais produites artificiellement, les prédictions fondamentales de la chromodynamique quantique, la théorie de la force forte qui lie les quarks et les gluons entre eux pour constituer les protons et les neutrons et ainsi former tous les noyaux atomiques.

Le LHC n’est pas la première machine à recréer la matière du Big Bang : déjà, en 2000, des expériences auprès du Supersynchrotron à protons du CERN ont apporté des indices probants du plasma de quarks et de gluons. Cinq plus tard, des expériences menées auprès du Collisionneurs d’ions lourds relativistes (RHIC) du Laboratoire national de Brookhaven, aux États-Unis, ont ouvert une nouvelle ère de recherches approfondies sur le plasma de quarks et de gluons. Toutefois, au cours de dix années d’exploitation, ayant produit des collisions à des énergies plus élevées que ses prédécesseurs, le LHC a conféré une toute nouvelle dimension aux études sur le plasma de quarks et de gluons. En produisant un plasma de quarks et de gluons plus chaud, plus dense et dont la durée de vie est bien plus longue, ainsi qu’un plus grand nombre et une plus grande diversité de particules avec lesquelles sonder ses propriétés et ses effets, le LHC a permis de pousser les études de cet état de la matière à un niveau de détail inégalé. Et, par la même occasion, la machine a produit des résultats surprenants, lesquels ont stimulé de nouvelles études théoriques dans ce domaine.

« Dans les futurs manuels expliquant la théorie de l’interaction forte, le chapitre sur le plasma de quarks et de gluons regorgera d’éléments issus des données du LHC, déclare Luciano Musa, le porte-parole de l’expérience ALICE. »

« Les résultats sont excellents en termes de précision des données et de portée cinématique, et ils nous permettent, pour la première fois, de voir apparaître graduellement les propriétés du plasma de quarks et de gluons à l’occasion de la transition des collisions proton-proton aux collisions d’ions lourds. »

Illustration of the history of the universe, from the Big Bang to today
Illustration de l’histoire de l’Univers. Environ une microseconde (μs) après le Big Bang, les protons se forment dans le plasma de quarks et de gluons. (Image : Collaboration BICEP2/CERN/NASA)

Collisions d’ions lourds

Lorsque des noyaux lourds se percutent dans le LHC, les centaines de protons et de neutrons qui constituent le noyau libèrent une grande partie de leur énergie dans un très petit volume, créant ainsi une boule de feu de quarks et de gluons. Ces très petites quantités de plasma de quarks et de gluons existent uniquement pendant un instant fugace, et les quarks et les gluons séparés, collectivement appelés « partons », forment rapidement des particules composites et des antiparticules qui s’éparpillent dans toutes les directions. En étudiant la faune des particules produites au cours des collisions, à savoir avant, pendant et après la formation du plasma, on peut ainsi étudier le plasma depuis sa formation jusqu’au moment où il se refroidit et aboutit à un état dans lequel peuvent se former des particules composites appelées « hadrons ». Il n’est pas possible d’observer le plasma directement. Sa présence et ses propriétés peuvent être déduites des signatures expérimentales qu’il laisse sous forme de particules produites lors des collisions et de la comparaison avec les modèles théoriques.

Les études sur le plasma se répartissent en deux catégories : le premier type d’étude envisage collectivement les milliers de particules qui apparaissent à la suite d’une collision d’ions lourds, pour obtenir des informations concernant les propriétés générales et macroscopiques du plasma de quarks et de gluons. Le deuxième type d’étude se concentre sur différents types de particules présentant une masse ou impulsion importante, produites plus rarement, qui donnent un aperçu du fonctionnement interne et microscopique du milieu.

Toutes ces études sont menées par les collaborations des quatre expériences du LHC, à savoir ALICE, ATLAS, CMS et LHCb. Même si à l’origine c’est ALICE qui était spécifiquement conçue pour étudier le plasma de quarks et de gluons, les trois autres expériences participent désormais à ces recherches.

Propriétés générales

Grâce aux données produites par le LHC, les chercheurs ont pu déduire plusieurs propriétés générales du plasma quarks-gluons avec une précision jamais atteinte auparavant.

« Le LHC peut « entendre » le plasma de quarks et de gluons avec une plus précision bien plus grande, explique Urs Wiedemann, théoricien et spécialiste du plasma de quarks et de gluons. »

« Lorsque nous écoutons les yeux fermés deux instruments de musique différents, nous pouvons distinguer chaque instrument, même s’ils jouent la même note. Cela est possible parce qu’une note comporte un ensemble d’harmoniques qui confère à l’instrument un timbre unique et distinct. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de la puissance des harmoniques dans l’identification des propriétés de la matière. Les physiciens spécialistes des ions lourds ont appris comment utiliser de telles « harmoniques » pour étudier le plasma quarks-gluons. La première étape d’une collision d’ions lourds produit des ondes qui traversent le plasma et excitent les harmoniques. Ces dernières peuvent être mesurées par l’analyse du flux d’ensemble de particules qui s’échappent du plasma et atteignent les détecteurs. Alors que les mesures précédentes ne faisaient que révéler les premiers indices de ces harmoniques, les expériences LHC ont pu répertorier ces manifestations de façon détaillée. Grâce à d’autres avancées en matière de précision, les théoriciens ont utilisé ces données pour définir les propriétés du plasma, telles que la température, la densité d’énergie et la résistance de frottement, qui est bien moindre que dans n’importe quel autre fluide connu », explique Urs Wiedemann.

Ces résultats ont été corroborés de différentes façons. Par exemple, la collaboration ALICE a estimé la température du plasma en étudiant les photons émis par la boule de feu. La température estimée, à savoir 300 MeV (1 MeV correspond à 1010 kelvins environ), est supérieure à la température nécessaire à la création du plasma (environ 160 MeV). Elle est aussi environ 40 % supérieure à celle obtenue par le collisionneur RHIC.

Autre exemple : l’estimation de la densité d’énergie du plasma dans la phase initiale des collisions. ALICE et CMS ont obtenu une valeur de l’ordre de 12 à 14 GeV par femtomètre cube (1 femtomètre étant égal à 10-15 mètre), soit environ deux à trois fois la valeur déterminée par le RHIC et là encore supérieure à la densité d’énergie prédite pour la formation du plasma (environ 1 GeV/fm3).

Trajectoires de particules et dépôts d’énergie dans le détecteur ALICE lors des dernières collisions plomb-plomb de la deuxième exploitation du LHC. (Image : CERN)

Regarder au plus près

Le LHC a non seulement fourni un plus grand nombre de particules, mais aussi des types de particules plus variés grâce auxquels il a été possible de sonder le plasma de quarks et de gluons.

« Le LHC nous a donné accès à un très large éventail de sondes, souligne Andrea Dainese, coordinateur de la physique d’ALICE. »

« Le LHC nous a donné accès à un très large éventail de sondes, souligne Andrea Dainese, coordinateur de la physique d’ALICE. Grâce aux détecteurs perfectionnés couvrant une zone plus étendue autour des points de collision, ainsi qu’aux méthodes sophistiquées d’identification des particules et de repérage des trajectoires, ces sondes ont apporté des connaissances inédites concernant la dynamique interne et les effets du plasma de quarks et de gluons. »

Pour donner quelques exemples, peu après le démarrage du LHC, ATLAS et CMS ont réalisé la première observation directe du phénomène d’atténuation des jets, au cours duquel des jets de particules formés lors des collisions perdent de l’énergie à mesure qu’ils traversent le milieu du plasma de quarks et de gluons. Les collaborations ont observé un déséquilibre frappant dans les énergies des paires de jets, l’un des jets étant presque complètement absorbé par le milieu.

On peut également citer les quarks lourds. Ces particules constituent d’excellentes sondes du plasma de quarks et de gluons, car elles sont créées lors des phases initiales d’une collision d’ions lourds et sont témoins de toute l’évolution du plasma. La collaboration ALICE a plus récemment démontré que les quarks lourds sont sensibles à la forme et à la dimension du plasma de quarks et de gluons, ce qui signifie que même les quarks les plus lourds se déplacent avec le milieu, qui est formé principalement de quarks légers et de gluons.

En outre, les expériences LHC, en particulier ALICE et CMS, ont considérablement amélioré notre compréhension de la hiérarchie de la « fusion » dans le plasma des états liés d’un quark lourd et son antiquark (« quarkoniums »). Plus la liaison est faible, plus ces états fusionnent facilement et moins ils sont abondants. CMS était la première collaboration à observer cette hiérarchie pour le bottomonium, constitué d’un quark b et de son antiquark. En outre, ALICE a révélé que même si la forme charmonium la plus fréquente, constituée d’un quark c et de son antiquark, est grandement réduite en raison de l’effet du plasma, elle est également régénérée par la recombinaison des quarks c et de leurs antiquarks. Ce phénomène de recombinaison, observé pour la première fois auprès du LHC, représente une base d’évaluation importante pour les modèles théoriques et la phénoménologie, laquelle relie les modèles théoriques et les données expérimentales.

De l’inattendu pour les systèmes de petite taille

Les données du LHC ont également mis en lumière des résultats inattendus. La collaboration ALICE a notamment démontré que la hausse de la production de particules contenant au moins un quark étrange (hadrons étranges), généralement considérée comme la signature du plasma de quarks et de gluons, survient progressivement dans les collisions proton-proton et proton-plomb à mesure que le nombre de particules produites lors des collisions (ce qu’on appelle « multiplicité ») augmente.

Un autre exemple est l’apparition progressive d’une structure de flux en forme de crête lorsque la multiplicité augmente. Elle a été observée pour la première fois par CMS lors des collisions proton-proton et proton-plomb. Ce résultat a été corroboré par les observations d’ALICE et d’ATLAS, faisant état de l’apparition de structures à double crête lors des collisions proton-plomb.

Experiments and Tracks
Lorsque le nombre de particules générées par les collisions proton-proton augmente (lignes bleues), on mesure davantage de particules contenant au moins un quark étrange (carrés orange à rouge sur le graphique) (Image : CERN)
« La découverte d’un comportement similaire à celui des ions lourds lors des collisions proton-proton et proton-noyau au LHC a changé la donne, déclare Urs Wiedemann. »

« Les données du LHC ont mis à mal l’idée admise depuis longtemps que les collisions proton-proton génèrent des ensembles de particules en flux libre alors que les collisions d’ions lourds génèrent un plasma de quarks et de gluons pleinement constitué. De plus, elles nous ont appris que les petits systèmes de collisions proton-proton renferment davantage de mécanismes physiques qu’on ne le pensait jusqu’ici. Le nouveau défi consiste à comprendre, dans le cadre de la théorie de la force forte, comment les propriétés similaires à celles du plasma de quarks et de gluons émergent progressivement selon la taille du système de collision. »

Ces quelques exemples illustrent comment dix ans de physique au LHC ont considérablement fait progresser les connaissances relatives au plasma de quarks et de gluons et à l’Univers primordial. Les données de la deuxième exploitation de la machine sont encore en cours d’analyse. En outre, la prochaine exploitation et le programme du LHC à haute luminosité (HL-LHC), le successeur du LHC, fourniront d’autres données. D’ici peu, nous comprendrons encore mieux cet état unique de la matière et, qui sait, nous ne sommes peut-être pas au bout de nos surprises.

« La prochaine décennie du LHC nous donnera beaucoup de possibilités d’approfondir l’étude du plasma de quarks et de gluons, indique Luciano Musa. Avec un nombre décuplé de collisions plomb-plomb, nous devrions améliorer la précision des mesures des sondes connues dans le milieu et avoir accès à de nouvelles sondes. En outre, nous prévoyons d’étudier des collisions entre les noyaux plus légers, lesquelles pourraient nous éclairer encore davantage sur la nature du plasma ».

Pour en savoir plus :
« LHC at 10: the physics legacy »
« First Results from Pb+Pb collisions at the LHC »
« Heavy-ion collisions at the LHC »
« Heavy-ion collisions at the Large Hadron Collider: a review of the results from Run 1 »
« An overview of experimental results from ultra-relativistic heavy-ion collisions at the CERN LHC: bulk properties and dynamical evolution »
« An overview of experimental results from ultra-relativistic heavy-ion collisions at the CERN LHC: hard probes »


Ne manquez pas les prochains article de notre série, pour en savoir plus sur le Modèle standard et sur d’autres sujets de physique.