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Voir l’invisible : événements en physique des particules

Les particules subatomiques sont invisibles à l’œil nu, les physiciens ont donc dû faire preuve d'astuce et trouver des moyens de les observer

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Seeing the invisible: Event displays in particle physics

This artistically enhanced image was produced by the Big European Bubble Chamber (BEBC), which started up at CERN in 1973. Charged particles passing through a chamber filled with hydrogen-neon liquid leave bubbles along their paths (Image: BEBC)

Les particules subatomiques sont invisibles à l’œil nu, les physiciens ont donc dû faire preuve d'astuce et trouver des moyens de les observer, créant souvent par la même occasion de superbes motifs. Des premières expériences dans les chambres à brouillard aux animations représentant la désintégration du boson de Higgs, de grands progrès ont été faits en matière de visualisation de données en physique des particules. Voici quelques remarquables images d'interactions entre particules (visualisations d’événements), recueillies au fil des années.

Chambres à brouillard

Cette photographie, prise en 1931 par le physicien Carl D. Anderson, montre une trace laissée par le premier positon jamais identifié. La ligne horizontale est une plaque de plomb de 6 mm d'épaisseur, qui sépare les moitiés supérieure et inférieure de la chambre (Image : Wikimedia Commons).

Certains détecteurs permettent de repérer les particules subatomiques en rendant leurs traces visibles à l’œil nu. La chambre à brouillard, le premier détecteur de ce type, fut inventée en 1911 par Charles Thomson Rees Wilson à Cambridge (Royaume-Uni), invention pour laquelle il reçut le prix Nobel de physique en 1927.

Une chambre à brouillard est une enceinte contenant de la vapeur sursaturée. Quand des particules chargées la traversent, elles ionisent cette vapeur, qui se condense autour des ions pour former des gouttelettes. Les particules laissent dans leur sillage une traînée de gouttelettes, qu’il est possible de photographier. Durant la première moitié du vingtième siècle, l’observation de rayons cosmiques traversant une chambre à brouillard a permis de découvrir plusieurs particules fondamentales comme le positon, le muon et les premières particules étranges.

Aujourd’hui, au CERN, l’expérience CLOUD emploie une chambre à brouillard spéciale pour étudier l’éventuelle influence des rayons cosmiques sur la formation des nuages. La chambre CLOUD a deux fonctions : faire grandir les « germes de nuages » composés de particules d'aérosol, et former les nuages eux-mêmes. « CLOUD, comme la première chambre à brouillard de Wilson, repose sur le principe du refroidissement adiabatique de l'air humide, explique Jasper Kirkby, de l'expérience CLOUD. Mais on cherche à reproduire les conditions des nuages naturels, avec très peu de vapeur d'eau sursaturée ; les particules ne laissent donc pas de traces ».

On peut aussi trouver des chambres à brouillard au S’Cool LAB du CERN, où des élèves d’établissements scolaires construisent leurs propres dispositifs pour voir par eux-mêmes comment les particules chargées forment des gouttelettes dans la vapeur.

« Diagramme en banane » illustrant la formation de nuages de particules d’aérosol quand un faisceau émis par le Synchrotron à protons du CERN traverse la chambre de CLOUD. Après environ cinq heures, les particules atteignent une taille suffisante pour commencer à former des germes de nuages (Image : Jasper Kirkby/CLOUD)

Chambres à bulles

Après la Seconde Guerre mondiale et la construction d’accélérateurs de particules plus puissants, les chambres à brouillard furent progressivement remplacées par les chambres à bulles. C’est en 1952 que Donald A. Glaser inventa la chambre à bulles, ce qui lui valut de recevoir le prix Nobel de physique en 1960. Son fonctionnement est semblable à celui de la chambre à brouillard, si ce n'est que les particules laissent une traînée de bulles dans un liquide surchauffé à la limite de l’ébullition, plutôt que dans de la vapeur. Gargamelle, la fameuse chambre à bulles du CERN, joua un rôle essentiel dans la découverte des courants neutres faibles en 1973. Cette découverte confirma l’hypothèse de la théorie électrofaible qui prédisait l’existence de ces courants, et considérait la force faible et la force électromagnétique comme deux facettes d’une même interaction.

Cette image de traces dans la chambre à bulles Gargamelle fut la première confirmation de l’existence des interactions par courant neutre faibles. Un neutrino, qui ne laisse aucune trace, arrive par le haut de l'image et entre en collision avec un électron, lui fournissant assez d'énergie pour créer une petite « gerbe » de traces, la spirale pointant vers le bas de l'image. En juillet 1973, la collaboration Gargamelle annonçait la découverte des courants neutres faibles. (Image : Gargamelle/CERN)

Bulles de données

Dans les chambres à brouillard et chambres à bulles, l'acquisition de données et la visualisation d'événements ne font pratiquement qu'un. D’autres détecteurs, basés sur une détection non-visuelle des particules, déclenchent des appareils photo pour prendre des clichés de la chambre, qui sont ensuite projetés sur une table spéciale pour être analysés. Dans les années 60, des opérateurs se relayaient jour et nuit pour analyser des milliers de clichés à la recherche des événements susceptibles d’intéresser les physiciens. Ils mesuraient ensuite la longueur et l’angle des traces intéressantes.

Vous pouvez voir une opératrice au travail à la table d’analyse à partir de 3:00 dans ce documentaire sur Gargamelle (en anglais).

Une chambre à bulles n’est cependant sensible aux particules qui la traversent que quand son contenu est surchauffé après une expansion rapide. Des bulles peuvent alors se former, mais leur expansion doit être stoppée le temps de faire une photo, en augmentant de nouveau la pression dans la chambre, ce qui limite la cadence à laquelle les événements peuvent être enregistrés. Par exemple, l’immense Grande chambre à bulles européenne (BEBC), mise en service en 1973 au CERN, a permis de produire 6,3 millions de clichés en 11 ans d'exploitation. Les expériences actuelles dans le Grand collisionneur de hadrons (LHC) enregistrent le même nombre d'événements en moins de deux heures.

La chambre à étincelles a l’avantage, par rapport à la chambre à bulles, de pouvoir capturer des images d'interactions bien plus rapidement. Dans les chambres à étincelles, les particules forment des traces en traversant un gaz inerte, par exemple du néon. Une tension est appliquée à deux plaques se faisant face dans la chambre, provoquant une série d’étincelles dans le gaz.

Une trace de muon cosmique observée dans les chambres à étincelles d’une expérience sur les neutrinos, au Synchrotron à protons, au CERN en 1963 (Image : CERN)

Charpak et la transition vers le digital

Les chambres à étincelles sont certes plus rapides que les chambres à bulles, mais elles n’offrent pas la même résolution (niveau de détail).

En 1968, le physicien français Georges Charpak développa au CERN la « chambre proportionnelle multifils » pour dépasser les limites des chambres à étincelles, en améliorant à la fois la rapidité et la résolution. La chambre inventée par Charpak était une enceinte remplie de gaz et équipée de nombreux fils de détection parallèles, chacun connecté à un amplificateur à transistor. Plus besoin d’étincelles, un fil de détection raccordé à un amplificateur étant capable de détecter un effet bien plus ténu. Ce dispositif, relié à un ordinateur, permit d'obtenir une vitesse de comptage mille fois supérieure à celle des autres détecteurs existant à l’époque.

Cette invention, pour laquelle Georges Charpak reçut le prix Nobel de physique en 1992, devait révolutionner la détection des particules. Elle permit d’accélérer l’acquisition de données en l’automatisant et en en faisant un processus électronique, ce qui eut également pour conséquence de changer la nature des visualisations d’événements.

Les photographies n'étaient plus le seul moyen de visualiser en détail des traces de particules ; les visualisations d'événements prirent la forme d’une représentation visuelle des signaux numériques correspondant aux particules créées par un événement. De plus, il était devenu possible de ne visualiser que les traces qui intéressaient les physiciens. Les visualisations étaient désormais une image de ce qui se passait de plus intéressant dans le détecteur.

Alors que la sophistication croissante des détecteurs leur permettait de détecter bien plus de particules à la fois, la quantité de données associée à chaque événement augmenta, et les visualisations d’événement devinrent plus complexes elles aussi. Des chercheurs développèrent des logiciels pour interpréter les signaux capturés par les détecteurs et les restituer sous forme d'images dans un espace à trois dimensions.

À la fin des années 70, les premiers écrans couleur pour ordinateur permirent aux physiciens de restituer des événements en couleur, ce qui amena une discussion pour déterminer quels tons étaient les plus appropriés pour représenter chaque particule. Associé à des systèmes informatiques comme Megatek, le dispositif permettait même de manipuler ces images en 3D.

Collisions proton-antiproton dans le détecteur UA1 au CERN en 1983. Ces images ont été créées au moyen du système informatique Megatek (Vidéo : CERN).

Données numériques

Tom McCauley de l’université Notre-Dame (États-Unis) crée des visualisations d’événements pour l’expérience CMS du CERN. « L’époque où l’acquisition de données et la représentation d'événements étaient presque identiques est terminée, explique-t-il. Des centaines de millions de collisions proton-proton se produisent chaque seconde dans le LHC, ce qui donne lieu à des événements très complexes, qui nécessitent l’utilisation de détecteurs très sophistiqués. Les visualisations sont elles-mêmes très complexes, mais elles ont leur utilité, elles sont un résumé visuel de ce qui a eu lieu. On peut décrire un paysage et une route avec des mots, mais parfois rien ne vaut une carte qui indique clairement le chemin. »

Visualisation de protons entrant en collision à 13 téraélectronvolts, projetant une gerbe de particules dans le détecteur CMS (Image : CMS).

De nos jours, pour créer une visualisation, les équipes de chercheurs utilisent des logiciels qui convertissent les données en objets graphiques. Un rendu visuel de ces objets est ensuite obtenu grâce à une application dédiée. Les caractéristiques choisies (angles, couleurs, ce qui y apparaît ou non) varient selon l’utilisation prévue.

Les physiciens du CERN utilisent la visualisation d'événements pour obtenir des représentations graphiques des impacts entre particules, pour le développement d'algorithmes et pour la surveillance des détecteurs. Les visualisations sont aussi fréquemment présentes dans les informations destinées au public et à la presse concernant les expériences du LHC. Et le niveau de détail des images ne cesse d'augmenter.

Des protons entrent en collision à 13 téraélectronvolts le 3 juin 2015, dans le détecteur ALICE (Image : ALICE).

« De nos jours, grâce aux progrès de l’informatique, nous sommes capables de bien plus au niveau graphique, et nous pouvons utiliser nos programmes sur une grande variété d'appareils et de plateformes, s'enthousiasme Tom McCauley. Je trouve incroyable de pouvoir utiliser une application de visualisation d’événements sur mon téléphone ! »

La nature et la complexité des images, y compris la façon dont elles sont créées, ont bien changé depuis le temps des premières photographies prises par Wilson dans une chambre à brouillard, en 1911. Mais, explique Tom McCauley, certaines choses sont restées les mêmes. « Rendre compte fidèlement de la physique reste la priorité absolue. »