Les nuages d'électrons sont une plaie pour les accélérateurs de particules : quelques électrons égarés dans une chambre à vide, agités par un faisceau de protons, viennent rebondir sur les parois de l'écran de faisceau (surface métallique interne de la chambre à vide), se multiplient et viennent entourer le faisceau. Le « nuage » qui se forme alors peut déposer une charge thermique sur le circuit cryogénique et détériorer notablement la qualité du faisceau, en particulier dans les zones où les paquets sont plus denses, par exemple à l'intérieur des triplets de focalisation situés autour des points de collision du LHC. Or, les futurs projets tels que le LHC à haute luminosité ont précisément pour objectif produire des faisceaux plus denses afin de multiplier par dix la luminosité intégrée de la machine. Le problème des nuages d'électrons est donc d'autant plus crucial. Pourtant, ces nuages d'électrons bien importuns pourraient bientôt être de l'histoire ancienne grâce à un nouveau procédé consistant à déposer une couche de carbone sur l’écran de faisceau.
Alors que la surface en cuivre des écrans de faisceau des aimants du LHC peut renvoyer deux électrons pour chaque électron reçu, une surface en carbone produira tout au plus un électron. En théorie donc, recouvrir de carbone les aimants du LHC semble être la solution anti-nuages évidente. En pratique toutefois, les choses ne sont pas si simples : les équipes de la section TE-VSC-SCC (Surfaces, chimie et revêtements) doivent déposer sur l'écran de faisceau une couche de carbone suffisamment fine pour préserver les propriétés de résistivité de la surface en cuivre sans perturber l'environnement fragile de l'aimant du LHC. Pour cela, elles ont recours à une technique de dépôt en phase vapeur dite de « pulvérisation ». Une tige en graphite, insérée dans la chambre à vide, est bombardée d'ions argon produits dans un plasma. Lorsque les ions percutent la tige, les atomes de carbone en surface sont projetés vers l'écran de faisceau où ils se déposent, formant une couche de carbone sur la surface en cuivre.
Appliquer le principe de la pulvérisation carbone sur un écran de faisceau présente pas mal de difficultés techniques, et les équipes ont dû faire preuve d’ingéniosité. Pour que le carbone adhère davantage au cuivre, il faut en premier lieu retirer l'oxyde de cuivre d'origine en bombardant l'écran de faisceau avec des ions argon, puis le revêtir d'une couche intermédiaire en titane qui présente une bonne adhésion, aussi bien au cuivre qu'au carbone. En outre, le titane enlève les impuretés d'hydrogène présentes dans le plasma, lesquelles auraient fait perdre au carbone ses précieuses propriétés vis-à-vis des électrons.
« Outre ces difficultés techniques, nous devons également faire face à des contraintes d'espace notables puisque nous devons travailler à l'intérieur du tunnel du LHC, sur des aimants qui ne peuvent pas être sortis du collisionneur. Nous avons donc dû faire preuve d'imagination et trouver des manières de traiter les surfaces à distance », explique Pedro Costa Pinto, responsable du projet. Pour cela, un appareil de pulvérisation modulaire a été conçu, composé d'une tige en titane et d'une tige en carbone entourant de petits aimants permanents. Cette cellule plasma peut être tirée avec un câble jusqu'à l'aimant du LHC. Le dispositif avait déjà fait ses preuves sur le quadripôle Q5L8 du LHC, sur lequel le traitement carbone a été testé avant le redémarrage du LHC. Les premiers résultats sont clairs : par rapport aux autres aimants, la charge thermique (dégâts occasionnés par les nuages d'électrons) sur l'aimant test est minime.
L'étape suivante, en toute logique, consistera à appliquer cette technologie là où on en a le plus besoin, à savoir sur les nouveaux triplets placés autour des points de collision d'ATLAS et de CMS, où la luminosité est particulièrement élevée. Parallèlement, les premiers écrans de faisceau des aimants du HL-LHC subiront le même traitement. « Les tout nouveaux écrans de faisceau du HL-LHC n'ont pas encore été installés dans l'accélérateur, ce qui va nous faciliter la tâche puisque la pulvérisation sera faite en atelier, dans un environnement contrôlé. Nous devons toutefois adapter notre méthode et nos outils pour pouvoir travailler sur des écrans de faisceau novateurs et plus grands », explique Spyros Fiotakis, qui a travaillé sur la méthode du revêtement de carbone depuis le début.
« Lorsque nous avons présenté le projet, en 2015, peu de personnes pensaient que nous arriverions à déposer un revêtement carbone sur un aimant dans le tunnel du LHC. Sept ans plus tard, nous nous apprêtons à appliquer cette technologie à un nombre croissant de machines, avec l'espoir de faire disparaître cette contrainte, qui, depuis toujours, limite la performance des accélérateurs de particules », ajoute Pedro. L'avenir nous dira si le revêtement carbone garantira aux accélérateurs un ciel intérieur sans nuages ; quoi qu'il en soit, cette technologie fera sans doute partie de la solution.