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Des mesures sur l'antimatière d'une précision inégalée

L'expérience ALPHA au CERN a mesuré une transition générée par la lumière dans l'antihydrogène avec une précision sans précédent.

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A new era of precision for antimatter research

Expérience ALPHA (Image : Maximilien Brice/CERN)

La collaboration ALPHA a annoncé la mesure directe la plus précise jamais réalisée sur l’antimatière, révélant pour la première fois la structure spectrale de l'atome d'antihydrogène. Le résultat, publié aujourd'hui dans la revue Nature, est l'aboutissement de trois décennies de recherche et de développement au CERN, et ouvre une ère entièrement nouvelle de mesures de haute précision des différences entre matière et antimatière.

Le modeste atome d'hydrogène, comprenant un seul électron en orbite autour d'un seul proton, occupe en fait une place centrale dans la physique fondamentale, et est à la base de la représentation atomique moderne. Son spectre est caractérisé par des raies spectrales bien connues à certaines longueurs d'ondes, correspondant à l'émission de photons d'une fréquence ou d'une couleur donnée au moment où les électrons passent d'une orbite à une autre. Les mesures du spectre de l'hydrogène concordent avec les prédictions théoriques à un niveau de l'ordre de quelques parties par million de milliards (1015) — un résultat exceptionnel que les chercheurs sur l'antimatière cherchent depuis longtemps à obtenir pour l'antihydrogène.

Comparer ces mesures avec celles effectuées sur les atomes d'antihydrogène, lesquels comprennent un antiproton autour duquel tourne un positon, permet de vérifier la validité d'une symétrie fondamentale appelée invariance CPT (charge-parité-temps). Le fait de trouver la moindre différence entre les deux ensembles de mesures permettrait de consolider les fondations du Modèle standard de la physique des particules et éventuellement de mieux comprendre pourquoi l'Univers est constitué presque intégralement de matière, alors que matière et antimatière auraient été produites en quantités égales lors du Big Bang. Toutefois, jusqu'à présent, il était pratiquement impossible de produire et piéger des quantités suffisantes d'atomes d'antihydrogène, qui sont très délicats, et de disposer des outils nécessaires, afin de pouvoir procéder à des mesures spectroscopiques complexes sur l'antihydrogène. 

La collaboration ALPHA produit des atomes d'antihydrogène en recueillant des antiprotons du Décélérateur d'antiprotons (AD) du CERN, et en les liant à des positons provenant de l'isotope Na-22. Elle emprisonne ensuite les atomes d’antihydrogène qui en résultent dans un piège magnétique, qui les empêche d’entrer en contact avec la matière et d’être annihilés. Une lumière laser est alors projetée sur les atomes d'antihydrogène piégés, et la réaction de ces derniers est mesurée et finalement comparée à celle des atomes d'hydrogène.

En 2016, la collaboration ALPHA a employé cette méthode pour mesurer la fréquence de la transition électronique entre l'état d'énergie le plus faible et le premier état excité (transition dite « 1S-2S ») de l'antihydrogène avec une précision de l'ordre de quelques parties pour dix milliards, et trouvé une bonne concordance avec la transition équivalente dans l'hydrogène. Pour obtenir ces mesures, deux fréquences laser ont été utilisées : l'une correspondant à la fréquence de la transition 1S-2S dans l'hydrogène, l'autre décalée de la première. On a ensuite compté le nombre d'atomes échappés du piège du fait des interactions entre le laser et les atomes piégés.

Ce nouveau résultat de la collaboration ALPHA fait progresser la spectroscopie de l’antihydrogène en utilisant non pas une, mais plusieurs fréquences laser, avec des fréquences légèrement plus élevées et légèrement inférieures à la fréquence de transition 1S-2S dans l'hydrogène. Cela a permis à la collaboration de mesurer la forme spectrale, ou dispersion des couleurs, de la transition 1S-2S dans l'hydrogène, et de mesurer plus précisément sa fréquence. La forme correspond parfaitement à celle attendue pour l'hydrogène, et la collaboration ALPHA a pu déterminer la fréquence de la transition 1S–2S de l'antihydrogène avec une précision de l'ordre de quelques parties pour mille milliards, un résultat 100 fois plus précis que la mesure de 2016.

« La précision obtenue avec cette nouvelle mesure est une ultime réussite pour nous, explique Jeffrey Hangst, porte-parole de l'expérience ALPHA. Cela fait 30 ans que nous essayons de l'obtenir, et nous y sommes enfin parvenus. »

Bien que cette précision soit encore inférieure à celle obtenue pour l'hydrogène, les progrès rapides de la collaboration ALPHA laissent espérer qu'une précision pour l'antihydrogène identique à celle obtenue pour l'hydrogène (et par conséquent des tests sans précédent de la symétrie CPT) est à portée de main. « Il s'agit d'une véritable spectroscopie laser avec l'antimatière, qui intéressera aussi les physiciens travaillant sur la matière », ajoute J. Hangst. Nous sommes en train de tirer parti de l’ensemble du potentiel du Décélérateur d'antiprotons du CERN ; c’est un changement de paradigme. »

Jeffrey Hangst, porte-parole d’ALPHA, explique les nouveaux résultats. (Vidéo : Jacques Hervé Fichet/CERN)