Les rayons cosmiques sont des particules de haute énergie en provenance de l’espace qui percutent l’atmosphère terrestre. Cette collision produit des gerbes de particules secondaires, parmi lesquelles des muons, qui peuvent arriver jusqu’à la surface de notre planète. Or, ces dernières années, plusieurs expériences au sol ont mis en évidence un excédent de muons cosmiques par rapport aux prévisions des modèles théoriques actuels.
Les expériences souterraines offrent un cadre privilégié pour détecter ces muons : la roche ou le sol sous lesquels elles sont enterrées absorbent les autres composantes des gerbes, ne laissant passer que les muons. Ces expériences pourraient donc contribuer à résoudre le mystère, et c’est là qu’intervient ALICE, l’un des détecteurs auprès du Grand collisionneur de hadrons (LHC). Conçu à l’origine pour étudier les produits de collision entre des ions lourds, le détecteur ALICE se révèle également très performant pour détecter les muons cosmiques, grâce à son implantation dans une caverne située à 52 mètres sous terre, protégée par 28 mètres de roche et un mètre de culasse magnétique en fer.
Dans un article récemment publié dans Journal of Cosmology and Astroparticle Physics, la collaboration ALICE annonce avoir enregistré environ 165 millions d’événements contenant au moins un muon cosmique, dont 15 702 événements comptant plus de quatre muons cosmiques. Ce vaste ensemble de données a été recueilli entre 2015 et 2018, durant les pauses de la deuxième période d’exploitation du LHC, alors qu’aucun faisceau ne circulait dans l’accélérateur. Au total, le temps d’acquisition de données accumulé était de 62,5 jours, soit plus du double de la durée de la précédente campagne consacrée aux rayons cosmiques pendant la première période d’exploitation du LHC (2010-2013), qui avait permis d’enregistrer environ 22,6 millions d’événements comportant au moins un muon.
En analysant la variation du nombre d’événements en fonction de la multiplicité des muons (c’est-à-dire le nombre de muons détectés par événement), la collaboration ALICE a observé une tendance décroissante et régulière des événements entre les multiplicités 5 et 50. Au-delà de ce seuil, les événements deviennent très rares et sujets à une forte incertitude statistique (voir figure ci-dessous).

La collaboration a comparé cette distribution décroissante des multiplicités à des simulations effectuées à partir de trois modèles de production de particules secondaires, en considérant deux hypothèses extrêmes concernant la composition des rayons cosmiques primaires : des noyaux d’hydrogène (protons), représentant la composition la plus légère possible, et des noyaux de fer, correspondant à une composition très lourde.
Résultat : la distribution mesurée correspond à des rayons cosmiques primaires dont l’énergie varie entre 4 et 60 PeV (1 PeV = 1015 électronvolts). Dans cette gamme d’énergie, on s’attend à ce que les rayons cosmiques soient composés d’un mélange de différents noyaux, allant de l’hydrogène jusqu’au fer. L’un des trois modèles testés reproduit la distribution mesurée, mais uniquement si l’on suppose que les rayons cosmiques primaires sont exclusivement composés de fer. À l’inverse, les deux autres modèles sous-estiment systématiquement le nombre d’événements, même dans l’hypothèse d’une composition entièrement ferreuse. Ces résultats laissent penser que les éléments lourds dominent dans la composition des rayons cosmiques primaires. Toutefois, ils ne correspondent pas à la composition mixte attendue et n’expliquent pas l’augmentation progressive de la proportion d’éléments lourds à mesure que croît la multiplicité, et donc l’énergie des rayons cosmiques.
En se concentrant cette fois sur les événements rares comprenant plus de 100 muons, les chercheurs ont constaté que ces événements à forte multiplicité sont bien décrits par deux modèles testés, à condition de supposer une composition en fer. Ces résultats sont compatibles avec une énergie moyenne d’environ 100 PeV pour les rayons cosmiques primaires, probablement à l’origine de ces événements.
Les nouvelles données d’ALICE confirment l’écart entre les mesures effectuées au sol et les prédictions des modèles. L’intégration de ces résultats issus du LHC dans les modèles actuels pourrait contribuer à lever le voile sur ce mystère.