CERN70 : L'annonce de la découverte du boson de Higgs
31 octobre 2024 · View in English
Demandez à n’importe quel membre de la communauté de physique des particules où il se trouvait le 4 juillet 2012. Pas besoin de réfléchir bien longtemps. La découverte du boson de Higgs est un jalon dans l’histoire des sciences, comme en témoigne le tsunami médiatique qu’elle a déclenché.
Le 4 juillet 2012, donc, à 9 heures, Joe Incandela et Fabiola Gianotti, les porte-paroles des expériences CMS et ATLAS, s’expriment successivement devant un auditoire survolté pour exposer les dernières données de leurs expériences. Rien n’a encore filtré, mais tous les experts s’attendent à une annonce spectaculaire. La conférence est retransmise dans des dizaines d’instituts partout dans le monde. Aux États-Unis, les scientifiques se sont levés au beau milieu de la nuit pour assister à l’événement, un jour férié, qui plus est. À 10 h 40, un tonnerre d’applaudissements s’élève de l’amphithéâtre principal du CERN, Peter Higgs verse une larme, et le Directeur général, Rolf Heuer, lance : « En tant que non-spécialiste, je dirais maintenant : ça y est, on l'a ! ». Les résultats sont sans équivoque ; ils révèlent la présence d’une particule, dont les propriétés concordent avec celles du boson de Higgs, particule prédite 48 ans auparavant.
L’histoire débute dans les années 1960, lorsque les physiciens commencent à réaliser que les interactions électromagnétique et faible (deux des quatre forces fondamentales de la nature) peuvent être décrites par la même structure mathématique. La construction de cette théorie unifiée « électrofaible », qui est aujourd'hui un pilier du Modèle standard de la physique des particules, se heurte à une difficulté majeure : ses équations exigent que les particules médiatrices des interactions aient une masse nulle, ce qui impliquerait qu’elles aient une portée infinie. Or, si le photon, vecteur de la force électromagnétique, est effectivement dépourvu de masse, cela ne peut être le cas des porteurs de l’interaction faible, car cette dernière a une très petite portée, à l’échelle atomique.
La solution à ce problème se trouve dans les travaux publiés précédemment par les théoriciens belges Robert Brout et François Englert, et, indépendamment, par le théoricien britannique Peter Higgs. En s’inspirant de nombreuses recherches, notamment de travaux sur la supraconductivité, ils avaient proposé un mécanisme qui, quand il fut appliqué à la théorie électrofaible par Steven Weinberg, permettait aux médiateurs de la force faible d'acquérir une masse tout en garantissant que le photon de l'électromagnétisme n'en acquerrait pas. Ce mécanisme avait deux implications profondes : l'existence du boson Z (un autre vecteur des interactions faibles en plus du boson W) et l'existence d'un champ invisible qui imprègne tout l'Univers et avec lequel des particules plus familières, telles que les électrons, interagissent pour acquérir leur masse si cruciale. Des preuves indirectes de l'existence du boson Z furent obtenues en 1973 au CERN, où les deux bosons W et Z furent finalement découverts dix ans plus tard avec les masses prédites par la théorie électrofaible. Restait à prouver l’existence du champ Brout-Englert-Higgs, et pour ce faire, le seul espoir était de détecter la particule qui lui est associée, appelée boson de Higgs.
Après les tentatives des expériences du Grand collisionneur électron-positon (LEP) au CERN et du Tevatron au Fermilab aux États-Unis, les chasseurs de boson placent tous leurs espoirs dans le Grand collisionneur de hadrons (LHC), qui, à partir de 2010, génère des collisions à plus haute énergie. Fin 2011, ATLAS et CMS, les deux expériences généralistes du LHC, présentent de premiers résultats prometteurs, mais pas encore probants. Arrêté pour une maintenance technique hivernale, le LHC redémarre en avril 2012, à une énergie un peu plus élevée. Les données révèlent rapidement la présence d’une particule dont les propriétés correspondent à celles du fameux boson de Higgs, que vient couronner l’annonce du 4 juillet. Un an plus tard, le prix Nobel de physique est attribué conjointement à François Englert et Peter Higgs. L’académie Nobel cite le CERN et les expériences ATLAS et CMS dans la mention accompagnant le prix.
Depuis la découverte, les deux expériences ont mené de très nombreux travaux pour caractériser la nouvelle particule. Car le boson de Higgs est un objet extravagant dans le zoo des particules. Seule particule élémentaire connue avec un « spin » zéro, elle pourrait contribuer à répondre à certaines questions de la physique fondamentale, allant de la différenciation des forces électromagnétique et faible après le Big Bang à la stabilité ultime de l'Univers. C’est pourquoi le 4 juillet 2012 marqua le départ d’une nouvelle aventure pour la physique des particules.
Témoignage
Ces semaines de juin 2012 furent inoubliables : beaucoup d’émotions, beaucoup de pression, on travaillait jour et nuit. L’ambiance était complètement survoltée, il y avait de l’électricité dans l’air !
Fabiola Gianotti
Fabiola Gianotti est arrivée au CERN comme physicienne de recherche en 1994. Elle a été porte-parole de l’expérience ATLAS auprès du Grand collisionneur de hadrons (LHC) de mars 2009 à février 2013. Le 4 juin 2012, elle annonçait, en même temps que Joe Incandela, alors porte-parole de CMS, la découverte du boson de Higgs. Elle est directrice générale du CERN depuis 2016.
« C’était en 2012, et, comme on le fait habituellement dans notre discipline pour éviter les biais, nous avions « masqué » une région de masse relativement petite qui n’avait pas été exclue des recherches précédentes sur le boson de Higgs. L’optimisation de notre analyse, l’ajustement Monte Carlo et tout le reste ont été réalisés en dehors de cette région. Au début du mois de juin 2012, nous étions prêts à « démasquer » les résultats sur le canal de désintégration du Higgs en gamma-gamma.
J’étais au Fermilab, à Chicago, le jour où cela devait être fait, et j’ai envoyé un courriel à l’un des coordinateurs pour lui demander : « Vous avez démasqué ? Qu’est-ce que vous avez trouvé ? Envoie-moi un graphique. » C’est ce qu’il a fait, et c’était là : un excédent à une masse d’environ 125 GeV, exactement au même endroit que les indices des données de 2011 ! J’ai répondu : « Mon Dieu », et il a rétorqué : « Effectivement. » C’était un échange très bref, seulement trois mots : nous savions tous les deux qu’il s’agissait du boson de Higgs.
Obtenir des résultats dans un seul canal n’était pas suffisant pour pouvoir affirmer qu’on avait fait une découverte. Si c’était vraiment le boson de Higgs, nous devions observer plusieurs événements dans l’état final à quatre leptons. Début juin, nous n’avions rien. Mais, tout à coup, durant la seconde moitié de juin, des candidats ont commencé à apparaître dans le canal à quatre leptons. La collaboration CMS a obtenu des signaux prometteurs dans la même région de masse, et, en tant que porte-paroles d’ATLAS et de CMS, Joe Incandela et moi avons communiqué nos résultats préliminaires au Directeur général, Rolf Heuer, puis nous avons commencé à nous préparer à faire une annonce. Joe et moi échangions tous les jours. Je savais ce que CMS trouvait, il savait ce qu’ATLAS trouvait, mais nous ne le disions pas à nos collaborations, afin d’éviter d’accroître la pression et d’introduire des biais.
Ces semaines de juin 2012 furent inoubliables : beaucoup d’émotions, beaucoup de pression, les gens travaillaient jour et nuit, mangeant des pizzas à 3 h du matin au CERN. L’ambiance était complètement survoltée, il y avait de l’électricité dans l’air ! Le LHC fonctionnait formidablement bien, livrant chaque jour de grandes quantités de données, et nous avions mis en place des procédures accélérées pour étalonner et analyser les données presque instantanément. Malgré les émotions et la pression, tout le monde était extrêmement concentré, et nous avons fait d’innombrables vérifications et recoupements. C’était un travail colossal, abattu en un temps très court. Ce qui m’a vraiment surprise, c’est que, malgré les enjeux, aucun des membres d’ATLAS ou de CMS, soit près de 6 000 personnes, n’a dévoilé nos résultats. Cela témoigne de la responsabilité, du dévouement et de l’intégrité de tous.
Le matin du 4 juillet, je suis arrivée au CERN et j’ai vu une foule de gens cherchant à entrer dans l’amphithéâtre principal. La salle était bondée.
Joe Incandela s’est exprimé le premier. Je me souviens que, pendant qu’il faisait défiler ses diapositives, j’ai pensé avec gratitude aux milliers de collègues qui avaient travaillé auprès d’ATLAS, de CMS et du LHC au fil des décennies, et à toutes les personnes qui avaient rendu le LHC et ses expériences possibles. Certaines d'entre elles n’étaient plus parmi nous pour assister à ce grand événement.
Quand j’ai pris la parole, j’ai regardé le public et j’ai remarqué quelques collègues d’ATLAS, que j’ai pris comme point de référence durant mon allocution. Ils me regardaient avec une grande intensité ; cela m’a vraiment donné de la force et de l’énergie. L’auditorium a applaudi à tout rompre quand j’ai annoncé qu’on avait atteint les cinq sigmas. Nos présentations ont été immédiatement suivies par la conférence de presse. Tout cela s’est passé un mercredi, c’est-à-dire le jour de la réunion du comité de la machine LHC (LMC), à laquelle j’assistais toujours. J’y suis donc allée, bien sûr, comme tous les mercredis. Je me souviens que Mike Lamont, qui était alors coordinateur machine, a été très surpris de me voir en cette journée si spéciale. Il a commencé son rapport avec une diapositive qui disait : « Rapport de situation de l’usine à Higgs ».
Finalement, après une journée longue et épuisante, je suis rentrée chez moi et j’ai préparé mes bagages pour la conférence internationale sur la physique des hautes énergies (ICHEP) de Melbourne. Mon vol partait tôt le matin du 5 juillet. À 3 h du matin, je me suis réveillée en sursaut, me rappelant que l’Australie était de l’autre côté de la planète et que j’avais préparé des affaires d’été et non d’hiver. J’ai dû refaire mes bagages en quatrième vitesse en pleine nuit ! Au matin, je suis montée dans l’avion en passant devant le présentoir à journaux : toutes les unes annonçaient la découverte du boson de Higgs. Je me suis dit « Oh mon Dieu, nous sommes partout », puis je me suis endormie pour la quasi-totalité du trajet. L’adrénaline était retombée d’un coup.
À l’ICHEP, tout le monde était surexcité, mais nous nous sommes rapidement remis au travail pour discuter des prochaines étapes. L’annonce du 4 juillet n’était que le début du travail gigantesque à entreprendre pour mieux connaître cette particule très spéciale, travail qui se poursuit aujourd’hui encore.
C’était un immense privilège d’être porte-parole d’une expérience à l’occasion d’une découverte aussi monumentale. Une découverte est le fruit d’un travail d’équipe, le résultat de décennies d’un travail acharné par des physiciens, des techniciens, des ingénieurs et d’autres membres du personnel. C’était cette remarquable communauté que je représentais. J’ai pu ressentir sa force le 4 juillet 2012.
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Pour en savoir plus sur la quête du boson de Higgs et les recherches menées depuis sa découverte, consultez la série Higgs10 publiée en 2022, à l’occasion des dix ans de la découverte.