CERN70 : Une première découverte
14 février, 2024 · View in English
Troisième partie de la série CERN70. Pour en savoir plus : cern70.cern
Quelques mois après la mise en service du premier accélérateur du CERN, le Synchrocyclotron (SC), une première expérience est lancée. À l’époque, les interactions faibles font partie des sujets les plus débattus en physique des hautes énergies. Les scientifiques s’interrogent par exemple sur la désintégration de la particule appelée pion. Si l’on sait que le pion se transforme en un muon et un neutrino, il devrait également, d’après la théorie, se désintégrer parfois en un électron et un neutrino. Or, ce mode de désintégration n’a encore jamais été observé.
En août 1958, au synchrocyclotron du CERN, Tito Fazzini, Giuseppe Fidecaro, Alec Merrison, Helmut Paul et Alvin Tollestrup observent pour la première fois ce mode de désintégration, avec une fréquence conforme aux prédictions de la théorie de l’interaction faible.
C'est la première grande découverte au CERN.
Témoignage
[Nous avons présenté] nos premières données – soit 40 événements, sur un total de 124 clichés, à une fréquence compatible avec la théorie. Le lendemain, la nouvelle avait fait le tour du monde.
Giuseppe Fidecaro
Arrivé à Genève en 1956, après deux années passées au synchrocyclotron de l’Université de Liverpool, Giuseppe Fidecaro fait partie du petit groupe de physiciens qui réalise la première expérience du CERN, faisant connaître le nom du Laboratoire dans le monde entier.
« L’expérience reposait sur l’idée que le faisceau de pions serait arrêté dans un compteur à scintillations. Notre dispositif expérimental était constitué d’un télescope composé d’un sandwich de plaques de graphite et de compteurs à scintillations. Les signaux de sortie s’affichaient sur l’écran d’un oscilloscope rapide et étaient enregistrés sur un film se déroulant en continu. Nous pouvions reconnaître le mode de désintégration du pion grâce au signal enregistré. Avec ses douze compteurs, c’était un dispositif assez complexe et sophistiqué pour l’époque !
En août 1958, notre dispositif a enfin reçu un faisceau. Après quelques vérifications, nous avons modifié l’épaisseur du télescope. Une faible épaisseur donnait simplement des signatures de désintégration en muon et neutrino. Lorsque nous avons inséré la dernière plaque de graphite, nous n’étions pas vraiment préparés à ce qui allait se passer. Tito Fazzini, Alec Merrison, Helmut Paul, Alvin Tollestrup et moi-même avons observé ce que personne au monde n’avait encore vu : le film présentait essentiellement des signatures de désintégration en électron et neutrino. Nous avions des événements pion-électron ! Quelques jours plus tard, Julius Ashkin est venu se joindre à l’expérience.
Le 1er septembre, la deuxième Conférence internationale des Nations Unies sur l’utilisation de l’énergie atomique à des fins pacifiques ouvrait ses portes à Genève. Nous ne pouvions cacher nos résultats au grand nombre de physiciens, journalistes et cameramen venus du monde entier pour la conférence. Bien que l’expérience ne soit pas terminée, nous avons profité d’une séance spéciale de la conférence, le jeudi 4 septembre, un mois seulement après notre premier faisceau, pour présenter nos premières données – soit 40 événements, sur un total de 124 clichés, à une fréquence compatible avec la théorie. Le lendemain, la nouvelle avait fait le tour du monde. Pour la première fois, le quotidien suisse romand La Tribune de Genève titra “Découverte au CERN”. Une semaine plus tard, notre premier article fut accepté pour publication. L’article final parut en juillet 1959.
Pour revenir à la genèse de ce succès, il faut comprendre que notre approche avait été purement expérimentale, et typique d’un laboratoire universitaire. Un vieux problème était tout à coup devenu brûlant et nous avions essayé de voir si nous pouvions le résoudre avec le matériel existant. Quelques années auparavant, une expérience qui utilisait un télescope similaire n’était pas parvenue à observer la désintégration manquante. Nous pouvions répéter l’expérience mais en y apportant une petite modification : les pions s’arrêteraient dans un scintillateur et non dans une cible inerte. Nous disposions déjà d’un oscilloscope à ondes progressives ! Il ne restait plus à Marc Fell et Max Renevey qu’à construire quelques guides de lumière et des supports mécaniques. Tout cela se déroula dans une atmosphère pleine d’enthousiasme.
Le CERN a accueilli la Conférence de Rochester [devenue ICHEP (International conference on high energy physics)] en juin 1958, moins de deux mois après le début de nos travaux. L’appareil était prêt dans la salle Neutrons du SC, et les participants à la conférence purent le voir. Pour certains d’entre eux, le télescope avait l’air bien simpliste comparé à l’énorme aimant utilisé dans le même objectif à Chicago l’année précédente, mais sans succès.
Il y eut d’autres premières dans cette expérience. Le programme écrit pour le tout nouvel ordinateur Mercury du CERN, destiné à déterminer l’efficacité de notre dispositif, fut le premier programme Monte-Carlo, fondé sur une simulation aléatoire, écrit pour une expérience du CERN. Avec Yves Goldschmidt-Clermont et Norman Lipman, nous pûmes également mesurer la durée de vie moyenne du pion avec une précision accrue. Pour ce faire, nous utilisâmes le premier instrument mis au point au CERN pour l’évaluation des photos, IEP, qui, dans l’attente des clichés de la chambre à bulles, nous permit d’évaluer les 10 000 événements enregistrés avec notre dispositif. »
---
Cet entretien est adapté du livre « Infiniment CERN » publié en 2004 à l'occasion du 50e anniversaire du CERN.